Quelques citations de Samivel
Par LD604-GANDI le vendredi 13 mars 2015, 08:19 - Automne photographique 2015 : Samivel - Lien permanent
Une sélection absolument non
exhaustive et très provisoire de citations de Samivel. Celles-ci sont extraites
de "L'amateur d'abîmes" (Ed. Hoebeke).
Mais il y en a beaucoup d'autres, sublimes, géniales, poétiques, caustiques,
dans ce livre et dans les autres ouvrages. Il faut absolument lire Samivel, des
trésors surgissent à chaque page !!!
Quelques citations...
- Samivel
- L'amateur d'abîmes (Ed. Hoebeke)
C'est un pays qu'il faudrait parcourir dans les carrioles d'autrefois, avec
un cheval prudent et un cocher plein d'histoires et de petit vin
blanc...
Et puis, au-dessus de cette humanité jacassante, au-dessus des agences de
voyage, des garçons de café, des fils télégraphiques et des télescopes
reluisants, au-dessus des soucoupes, des "souvenirs", des cornes de chamois,
des tennis, des améthystes de Madagascar, des pâtisseries et des grosses dames
à chrysanthèmes, il y a les aiguilles, les dures aiguilles de granit où errent
les nuages indifférents.
L'esprit sommeille, roule d'une épaule à l'autre, médite sur un caillou,
s’accroche désespérément au sac du camarade, épluche les courroies, compte les
boucles, voue au diable les montagnes et ceux qui les ont inventées.
L'air est chantant, fluide, allégé d'effluves dynamiques, souffle des grands
alpages mouillés de rosée, des torrents hardi, des roches lavés par les vents
nocturmes, des lacs pleins de sagesse, de toutes ces choses simples et pures
qui suivent leur destin.
Hardi ! Qu'il fait bon vivre ce matin ! Qu'il fait bon serrer
l'acier du piolet qui vibre, sentir sa jeunesse vous battre aux tempes et
croquer des herbes amères "qui sont peut-être du poison" !
Petites montagnes, certes, qui ne méritent pas le nom d'aiguilles, mais très
suffisantes pour dénouer des muscles engourdis, réapprendre le noble jeu de
l'escalade et casser au besoin tous les membres que l'on voudra.
Un beau soleil chauffe la peau rugueuse des pierres, fait briller quelque
part une flaque oubliée, projette des pans d'ombre aux contours nets comme les
arêtes d'un diamant.
Ainsi, les grands espaces donnent à ceux qui les contemplent l'illusoire
sentiment de la possession du monde.
Et malgré la vulgarité obligatoire d'une foule, malgré le bruit, les papiers
sales et les bouteilles cassées, la grandeur et la noblesse indicible de cet
autre monde demeurent. Mais si l'on désire vraiment entendre le langage secret
des choses, il faut revenir ici, seul, quand la foire est terminée, par un de
ces calmes après-midi d'automne où les alpages ont revêtu la pourpre éclatante
des airelles.
Au premier tournant, finie la comédie et le public envolé. Car nous entrons
dans la montagne, la vraie. On ne triche pas avec un sentier qui monte. Alors,
l'allure s'égalise brusquement.
Oui, messieurs les entrepreneurs de spectacles naturels, construisez des
"kulm", des routes, des funiculaires ou des téléphériques, montez les gens en
cars, en bennes, en wagons, en ascenseurs, en paniers à salade, en tout ce
qu'il vous plaira; débarquez-les en vrac dans un désert dont la première beauté
est justement d'être désert, et collez-les avec des coussins sous les fesses
devant le plus beau paysage du monde : ils bailleront. ils bailleront,
messieurs, à raison de trois cent francs de l'heure ! Il est vrai que ces
trois cent francs iront dans vos poches : tout s'explique. Et que vous
importe à vous d'avoir saccagé avec vos ferrailles encore un coin de terre
pure, pourvu que l’argent rentre ? Mais nous ne nous entendrons jamais.
Vous me prenez pour un imbécile, et je vous prends pour des vandales.
Un court instant, frêle et mystérieux appel de l'espace, la chanson d'un
torrent trembla, puis s'évanouit.
Certainement une notable caractéristique de l'alpinisme, c'est ce curieux
contraste que l'on y découvre sans cesse entre les plus humbles soucis des
humains et la grandeur impassible du paysage. et, de ces soucis, le plus
modeste est assurément de regarder où l'on met les pieds.
Ce monde de rêve n'admet point, hélas, les rêveurs. Il exige un sens aigu
des réalités, une attention scrupuleuse et mesquine, var nulle part peut-être
on n'y dresse autant d’embûches à nos carcasses. Nous n'y évoluons qu'à force
de compromis. Belle ironie des choses, en vérité !
la cordée, c'est une association contre la montagne et, toujours à l'exemple
des autres associations, elle se révèle d'autant plus efficace que les membres
en sont moins égoïstes. Il est donc à peu près aussi difficile de former une
cordée homogène que de fabriquer un mariage assorti.
Les obstacles n'ont décidément guère d’importance, hors celle que nous leur
attribuons.
Sur les midi, Dame Marmotte s'est arrêtée net dans sa tournée d'affaires.
Puis elle a sauté debout sur un rocher, la tête un peu de côté et les sens en
alerte. Elle demeurait parfaitement immobile. Juste son bout de nez cueillait
au vol les confidences du vent.
Mélancoliques, nous rentrâmes au refuge. Sur la terrasse, un vieux petit
monsieur possesseur d'une barbichette follette et d'un appareil photographique
désolamment perfectionné s'évertuait à mettre en conserve l’insaisissable
présent.
Nous avons arpenté Chamonix en long et en large. Nous avons traîné nos
lourds brodequins ferrés sur les trottoirs crissants, fait l'inventaire des
boutiques avec un soin d'huissier. Ici, des pelotes de cristaux, des fours
d'améthystes ouverts en deux comme des châtaignes; là, des photographies qui
font regretter la peinture et des peintures qui font regretter les
photographies. Plus loin, des lainages bariolés, des gâteaux, des livres. Un
étalage surprenant de bibelots en bois sculpté, où les ours, les aigles, les
chamois et les vaches se disputent l'honneur de vous tendre un encrier ou un
pot de moutarde. Tous ces tarabiscotages, frisés au petit fer, mignards,
parfaitement vernissés, se fabriquent à la pelle, se vendent -fort cher - et
demeurent un objet constant d'admiration pour les foules qui les trouvent bien
jolis et tout à fait dignes d'aller prendre place sur la cheminée de famille
entre le bronze d'art et le panorama en nacre acheté au Mont
Saint-Michel.
Ceux qui marchent hors des chemins battus méritent à tout le moins notre
respect.
N'importe, il vaut mieux toujours peupler l'avenir de gestes glorieux et de
cités imaginaires, de faces nord, d'étraves écumantes et de paix universelle,
sous peine de n'être plus qu'un vieillard desséché, et sans le moindre avantage
pour personne.
Car c'est une erreur sociale, un vandalisme et une maladresse aussi de
sacrifier impitoyablement les plus beaux paysages au tourisme
automatique.
... ce mercantilisme qui vient empoisonner l’atmosphère des vieux pays
apporte l'envie, la soif de l'argent, les grandes inégalités sociales, les
misères et les déchéances de la ville, et transforme en larbins les nobles
montagnards d'antan.
L'automobile est un excellent et agréable engin de transport rapide d'un
point à un autre, mais un détestable moyen d'investigation. Jamais on n'a tan
voyagé, et jamais aussi les gens n'ont moins profité de leurs voyages. Ces
malheureux qui avalent pêle-mêle des kilomètres et des sauces sophistiquées
dans des auberges d'opéra-comique, traversent la moitié de la France, six
provinces, trente villes, quatre cent villages, vingt siècles d'histoire, de
légendes, de coutumes, de vieux terroir, de finesse paysanne, sans en retirer
d'autres souvenirs que ceux d'un embarras gastrique et de trois pneus
crevés.
C'est presque une banalité de répéter que la seule manière adéquate de
visiter certaines régions, c'est de les parcourir à pied. D'abord parce que la
marche en elle-même aiguise à la fois l'appétit et l'intellect autrement que
les coussins d'une automobile, et place naturellement le voyageur dans un état
de réceptivité qui multiplie l'intérêt de tout ce qu'il rencontre. Ensuite,
parce que ce moyen-là est lent, exige un effort personnel, permet d'entrer en
contact avec les choses et les gens de manière progressive et intime.
Nous ne pouvons espérer que l'univers adopte notre manière d evoir. Il nous
appartient donc de nous conformer à la manière de voir de l'univers. C'est le
seul conformisme souhaitable. Car ce sont les hommes et non l'univers qui
paieront en définitive les frais d'un désaccord.
Ma main s'ouvrait à la douce chaleur du jour. Puis elle se détacha, commença
à caresser cette peau rugueuse des pierres, cette peau tiède, bien cuite et
dorée comme un pain, hâlée par des millions d'étés, crispée par les tourmentes
et le gel.
Soudain, je compris la sagesse profonde de la lumière, cette vérité qu'elle
étalait crûment devant mes yeux aveugles et que ma folie refusait
d'apercevoir : car ceci vivait. Ces pierres vivaient, mais pas dans le
même temps; et leur vie nous était aussi peu perceptible qu'une existence
humaine pour l'éphémère qui danse devant la fenêtre un soir d'été. C'était une
autre trajectoire, un autre rythme presque inappréciable, mais que nous
pouvions tout de même deviner, imaginer.
C'était ce miracle émouvant de la neige qui sans cesse s'épure et se lave et
refait inlassablement des cimes toutes neuves pour les vieux désirs des
hommes.
Nous sûmes seulement que nous avions cessé de monter parce que nous
commencions à descendre, mais le sommet lui-même demeura invisible.
Les lunettes nous faisaient des faces d'insectes, têtues, bornées, où
saillaient deux larges yeux sans regard. Et la tête continuait de pivoter,
promenant ça et là ces yeux aveugles, ces yeux martiens qui reflétaient
indifféremment tous les ciels et ne cillaient jamais. D'autres yeux vivants,
capables de rires ou de larmes, se dissimulaient à la vérité derrière ces
engins monstrueux et anonymes, mais personne n'en savait rien. Et nous
demeurions ainsi, immobiles, penchés vers le large, curieusement étrangers les
uns aux autres, plus seuls que jamais, chacun face à face avec sa
révélation.
La pâte des nuages se modelait comme une cire au gré des courants, poussant
une série continuelle d'ébauches et de maquettes, de vagues tentatives vers un
ordre et une harmonie jamais atteints. Une espèce de chaos élémentaire, où
toutes les formes existaient encore en puissance et cherchaient désespérément à
se réaliser.
Là-dedans vivent quatre mois durant quelques vachers aussi têtus que leurs
bêtes, obstinés à prospecter un sol sans espoir. Quelque chose pèse sur tout
cela, ces masures aplaties, ces troupeaux résignés, ces pauvres gens... Une
pensée taciturne. Peut-être le poids énorme des montagnes, peut-être un sombre
avenir. On ne sait.
Et, par-dessus le cercle attentif des collines, les hautes montagnes
lancèrent vers le ciel d'éclatantes et glorieuses fanfares qui sonnaient
l'hallali du jour.
Il n'avait avec la montagne que des contacts rares ou furtifs, paraissait
jongler continuellement avec son propre corps et les horizons. Chaque geste
remettait tout en question, le lançait dans une aventure mortelle, entrouvrait
à nouveau sous ses pieds la gueule féroce des abîmes.
Était-ce cela le monde, la vie ? Qu'étions nous donc nous autres, que
signifiaient nos gestes, nos efforts, nos souffrances, nos pensées, où était
notre place dans cet univers dont les bornes reculaient brusquement à l'infini
?
Des myriades d'hommes étaient passées, mais cela n'avait pas changé un iota
à l'immense douleur des pierres. Quel crime expiaient-elles donc ? Quel
crime contre l'esprit ?
Là-haut, nous serions seuls avec le vent jaseur. Et après, il faudrait
redescendre, reconquérir pas à pas, péniblement, le droit de cité parmi les
hommes.
Et voilà qu'elles gisent maintenant à nos pieds ces terres d'en bas, ces
terres fertiles où il fait bon vivre, pleines d'hommes et de cités bruissantes,
de fleuves royaux, de tendres chairs, pleines de tout ce que nous avons
rejeté.
>>> Présentation de l'ouvrage sur le site de
l'éditeur...